Interview : "La division du travail parlementaire repose sur une vision stéréotypée de la femme"

Tout un symbole. En 2024, pour la deuxième fois dans l'histoire parlementaire française, le nombre de femmes élues députées a reculé, mettant fin à plus de 70 ans de progression. Ce recul historique, survenu à l'issue des élections législatives de 2024, soulève des questions sur la place des femmes à l'Assemblée nationale. Pour éclairer ces enjeux, nous avons rencontré Armelle Le Bras-Chopard, politiste et spécialiste des questions de genre en politique. Professeure émérite à l'Université Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), elle est également co-autrice de Femmes et République.
Pendant les élections législatives de 2024, les partis ont investi davantage d'hommes candidats que de femmes. Comment expliquez-vous cette situation malgré l'existence d'une l'obligation légale pour les partis ?
La proportion de femmes candidates en 2024 était de 41% (contre 44% en 2022). En fait, il ne s'agit pas d'une obligation, comme pour les scrutins de liste (municipales, européennes), mais d'une incitation. Les partis politiques subissent seulement une retenue sur la dotation financière publique s'ils ne respectent pas la parité entre le nombre de candidats hommes et femmes.
Cet argument financier est perçu différemment selon les partis. Les plus petits, plus dépendants de la dotation financière, se rapprochent de la parité dans leurs candidatures. Ce sont traditionnellement des formations de gauche (50% de femmes candidates pour LFI, 48% pour le PCF, 47% pour Les Écologistes et 45% pour le PS). Également sensible à l'aide financière, le parti Reconquête d'Eric Zemmour, a priori peu féministe, a présenté 45% de femmes candidates.
À l'inverse, malgré le manque à gagner, certaines formations sont réticentes aux candidatures féminines. Le groupe emmené par Eric Ciotti, en alliance avec le RN, n'a présenté que 17% de candidates. De son côté, le parti Les Républicains, qui a vu fondre son nombre de députés en 2022, aurait eu intérêt à appliquer la loi pour bénéficier de l'aide financière, mais il n'a présenté que 33% de femmes candidates en 2024.
Mais l'argument financier ne fait pas tout. Le manque de parité relève aussi de stéréotypes ancrés. En effet, il subsiste, plus ou moins consciemment, l'idée que les femmes sont des intruses dans l'arène politique, longtemps réservée aux hommes. Certains dirigeants estiment aussi que les femmes sont jugées par les électeurs comme moins compétentes et, par conséquent, ont moins de chance de gagner une élection qu'un homme. Dans ces cas, les partis politiques préfèrent sacrifier une partie de leur dotation financière pour manque de parité, misant ainsi sur l'aide financière calculée sur le nombre d'élus. Mais ce calcul peut s'avérer mauvais.
Dans le passé, il pouvait y avoir une différence de traitement médiatique entre les candidats hommes et femmes. Est-ce toujours le cas ?
C'est moins flagrant. En 2024, les candidates n'ont pas été victimes de commentaires déplacés sur leur apparence. C'était par exemple le cas en 2007, pendant la présidentielle, quand Ségolène Royal a été moquée pour ses tenues ou ses escarpins.
Le pourcentage de femmes à l'Assemblée nationale a baissé en 2024 par rapport à 2017. Comment cette évolution s'explique-t-elle ?
Le nombre de femmes à l'Assemblée a été spectaculaire en 2017 (39%). Cependant, cette proportion a été suivie d'une régression en 2022 (37,3%) et en 2024 (36%).

Cette diminution peut s'expliquer par la baisse du nombre de femmes candidates. Mais l'effet n'est pas mécanique. En effet, en 2022, bien que le nombre de femmes candidates ait augmenté par rapport à à 2017, le nombre de femmes élues a diminué.
Il faut savoir qu'il y a toujours un écart entre le pourcentage de femmes candidates et celui de femmes élues députées. Par exemple, en 2024, il y a eu 41% de candidates, mais seulement 36% des députés sont des femmes.
Cette différence est plus ou moins accentuée selon les partis, et dépend beaucoup du choix des circonscriptions dans lesquelles les femmes candidates concourent. Les femmes candidates peuvent en effet être investies dans des circonscriptions difficilement gagnables. Il faut savoir que ce sont les partis, encore largement masculins, qui décident des candidatures. Pour inverser la tendance, les partis et leurs commissions d'investiture ont donc un rôle important à jouer.

À l'Assemblée nationale, quelle est la place des députées femmes, notamment au niveau des positions de pouvoir ?
Les femmes députées peuvent être amenées à occuper des positions importantes. Ainsi, la présidente est une femme, tout comme trois des six vices-présidences, la totalité des questeurs, ainsi que la moitié des secrétaires. Il y a donc un progrès considérable à ce niveau.
Cependant, le constat est moins glorieux en ce qui concerne la distribution des postes liés au travail législatif, qui restent aux mains de députés hommes. Ainsi, sur les 11 groupes parlementaires, seulement trois sont présidés par des femmes. De plus, seulement trois femmes président une commission permanente (contre cinq hommes).

Peut-on dire que le travail politique à l’Assemblée nationale est genré ?
C'est en effet le cas. Il existe une ségrégation horizontale, avec la surreprésentation des femmes dans les commissions touchant au social, l'enfance, la famille et le handicap. Au contraire, les députées femmes sont peu présentes dans les commissions gérant les domaines régaliens, de défense, et économiques. C'est le même phénomène que l'on observe au niveau local, où les élues sont plus souvent adjointes au social et la petite enfance et se retrouvent peu en charge des finances. Et la même répartition genrée se trouve au gouvernement et dans les cabinets ministériels. Cependant, au niveau ministériel, un récent décret impose 40% de femmes dans les cabinets, avant d'arriver à la parité en 2026.
Cette division genrée du travail parlementaire, que l'on observe dans beaucoup de domaines professionnels, repose sur une vision stéréotypée de la femme. Celle-ci serait vouée au care, à l'attention aux autres, conformément à un prétendu "instinct maternel". À cela s'ajoute le fait que, vu les tâches qui leur sont encore assignées dans la famille et la société, elles se dirigent souvent spontanément vers ces domaines où elles estiment que leur expérience de vie quotidienne leur confère des compétences et une certaine légitimité.

Quelles recommandations feriez-vous pour atteindre la parité femme-homme au sein de l'Assemblée nationale ?
La situation évolue - trop lentement – mais il est possible de briser ce plafond de verre. Plusieurs propositions peuvent être évoquées.
Tout d'abord, la mise en place de la proportionnelle avec des listes paritaires et remplaçant le scrutin uninominal (où les hommes se trouvent majoritairement candidats), aurait un énorme impact en termes de parité. D'autant plus que le raisonnement selon lequel le scrutin uninominal est nécessaire pour obtenir une majorité stable à l'Assemblée nationale est aujourd'hui caduc.
Une autre solution pourrait se trouver dans le scrutin binominal paritaire, à l'image de ce qui a été institué en 2013 pour les Conseils départementaux. Avec ce scrutin, il y aurait l'élection d'un homme et d'une femme dans chaque circonscription, le nombre de circonscriptions devant être au préalable divisé par deux.
Ensuite, bien que la remise en question du cumul dans le temps soit rarement évoquée, limiter celui-ci (par exemple à deux mandats successifs) pourrait laisser davantage de place à de nouveaux députés, en particulier les femmes. La démocratie aurait tout à gagner d'un renouvellement plus rapide du personnel politique.
Enfin, il serait pertinent d'instituer un ministère de plein exercice pour les droits des femmes, qui permettrait de promouvoir une véritable politique d'égalité des sexes. Il est aussi nécessaire de renforcer ces questions d'égalité via l'éducation et la culture afin d'opérer un véritable changement des mentalités.
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